Et si on commençait à avoir peur ?
- johannfotsing
- 1 juil.
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"On va alors faire comment ?". C'est la conclusion sans appel à laquelle arrivent le plus généralement deux camerounais après s'être engagés dans la longue litanie des difficultés de notre pays. Et s'il y a une poussée de témérité qui vient perturber le silence solennel qu'impose cette conclusion, on l'évacue par le tristement célèbre "je veux voir mes enfants grandir", supplication d'un artiste torturé pour avoir tenu un discours qui dénonce l'illégitimité du pouvoir de Yaoundé. L'expression est passée dans le jargon comme une façon d'exprimer notre peur face à un pouvoir dont la violence semble n'avoir aucune limite - peut-être parce que rire de notre malheur le rend mieux vivable. Ce qui paraît curieux, c'est que notre peur soit toujours détournée dans des expressions, qu'elle ne soit jamais prise de face, que l'on refuse de se sentir assailli par cette émotion qui questionne, jusque dans la chair et les os, notre survie. Comme si le problème n'était pas vraiment la peur, mais un "quelque chose" qui se dresse entre notre peur et nous.
Ce refus de vivre frontalement la peur qui nous est imposée n'est pas sans conséquence. Il est même plutôt l'une des plus fortes colonnes de l'édifice de la sissiacratie. Le refoulement de la peur par le cynisme et l'ironie, cette silencieuse et arrogante démission face à la réalité de nos émotions, est le premier pas qui mène à la fuite des responsabilités qui s'imposent face à l'injustice. Dans ce court mais riche article, Georges Defo parle de la démission face à nos responsabilités devant un "système pourri". Il évoque quelque chose que je trouve particulièrement intéressante: non seulement la fuite et l'inaction aident le "système pourri" à se perpétuer, mais leur justification par la peur, la fatigue ou le cynisme, encourage la même fuite, la même inaction chez les autres et décourage toute volonté de résister à l'injustice.
Georges prend des exemples intéressants pour montrer que c'est en décidant devant l'injustice de ne pas fuir, de ne pas fermer les yeux, d'agir, que l'on fait advenir un changement. Je suis particulièrement sensible à l'exemple des commerçantes nigérianes qui ont bloqué les rues pour s'opposer aux taxes qu'on leur imposait. Il s'agit d'un épisode marquant de l'histoire coloniale du Nigéria, que l'on a appelé la Révolte des Femmes d'Abeokuta. Dans son roman autobiographique Aké: les années d'enfance, le célèbre écrivain Nigérian Wole Soyinka raconte dans un récit savoureux comment il a vécu cette révolte auprès de sa maman Grace Eniola Soyinka, et de sa tante Funmilayo Ransome-Kuti, qui dirigeait l'Union des Femmes d'Abeokuta.
Grace Eniola Soyinka et Funmilayo Ransome-Kuti, issues du milieu de la nouvelle aristocratie que la colonisation faisait naître (faite de prélats, d'enseignants et grands commerçants), auraient pu se contenter du confort de leurs positions sociales. Mais il a fallu qu'elles prennent pour elles l'injustice de la taxe qu'imposa l'Alake d'Abeokuta aux vendeuses de vivres. Si leur courage est marquant, ce qui me fascine davantage c'est de voir les trajectoires de leurs enfants, en particulier Wole Soyinka et Fela Anikulapo Kuti, reconnus internationalement pour leurs talents, mais également célébrés pour leur combat constant et acharné contre l'injustice. Comme quoi prendre des risques peut aider les enfants à mieux grandir.
Pour autant, prendre des risques ce n'est pas cesser d'avoir peur. C'est même peut-être précisément le contraire. Comment parler de risque en le séparant de la peur ? La peur est consubstantielle au risque, et elle n'est pas la cause de l'inaction; en tout cas pas chez tout le monde, pas tout le temps. Prendre des risques c'est commencer à avoir peur.
Ce qui est la source de l'inertie au Cameroun, c'est le refoulement de cette peur. C'est que la sissiacratie ne travaille pas seulement à distiller la peur par la violence; elle est plus pernicieuse que cela. Le mal le plus grand qu'elle fait à la société camerounaise est de déconstruire le sens de la dignité humaine. C'est ce ratatinement du sens de la dignité humaine qui lui garantit sa survie, par l'inaction des Camerounais, toutes catégories sociales confondues. Si devant l'injustice nous fuyons, c'est d'abord parce que nous ne nous estimons pas dignes de justice. Si nous refoulons la peur, c'est parce que nous ne pensons pas mériter le fruit du combat auquel cette peur nous enjoindrait si elle était totalement accueillie. Ce n'est pas la peur mais la perte du sentiment de sa dignité qui tue en l'Homme toute vigueur. Sans dignité, l'Homme attend toujours que quelqu'un d'autre, une puissance à laquelle il ne peut s'identifier, une manifestation du pouvoir auquel sa "nature" lui interdit formellement d'avoir part, vienne décider pour lui de ce qui sera le prochain pas sur le chemin de sa vie.
La dignité est une élément fondamental de notre humanité. Il ne s'agit pas d'un simple attribut ornemental, une auréole qui recouvre la tête, encore moins un vulgaire talisman ou la sensation plaisante de pouvoir marcher devant les Hommes le torse bombé et les épaules relevées. La dignité est un sentiment tapis dans le fond du cœur, une conviction qui saisit chaleureusement tout le corps de l'Homme, qui irradie le ciel de son esprit. C'est la conviction profonde et lumineuse de l'Homme que ce qu'il est et ce qu'il veut sont bons, et méritent d'être exprimé (ce qu'il est) et recherché (ce qu'il veut). C'est le premier capital de l'être humain. Celui-là qui lui donne la permission de s'investir dans ce en quoi il croit, quoique cela soit, et de défendre ce que son intime conviction identifie comme juste. Et ce n'est que fort de ce respect pour sa propre existence, que l'Homme respecte celle de son semblable.
Le courage ne consiste pas à s'enflammer d'une ardeur capable de réduire la peur en cendres et de consumer explosivement ce joug de l'oppression qui courbe le dos et écrase les vertèbres depuis trop longtemps. Le courage ce n'est pas la rage. Il est sain d'avoir peur de ces hommes en tenue que l'on charge de menacer, de torturer, d'exécuter sans procès. Le courage est peut-être plus silencieux mais plus fort, il est plus modeste mais plus déterminé, quand l'Homme commence simplement à se rappeler qu'aucune violence ne peut compromettre sa liberté d'esprit. Le courage consiste, depuis le tréfonds de sa faiblesse, à ne jamais renoncer à sa dignité, à ne jamais abandonner au vent la flamme de cette vérité simple: c'est Dieu qui confère gratuitement sa dignité à l'Homme, sans aucune forme de discrimination, et rien ne peut la lui enlever.
Et si on acceptait courageusement d'avoir peur ?
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